You know in 15 years, you’re going to be playing soccer with your tits. What do you think of that?
En 1972, une bombe sort sur les écrans. Son impact est à la hauteur de sa réputation – encore actuellement : il s’agit d’un choc électrique, bouleversant, imprévisible. Le film fait l’objet de diverses censures, et en Italie, pays natal du réalisateur, est même interdit. Les acteurs principaux et le réalisateur seront d’ailleurs poursuivis pénalement pour le film. Si vous ne l’avez bien sûr pas encore deviné, le film scandaleux dont il est question est Last Tango in Paris de Bernardo Bertolucci.
Un homme, sur le pont de Bir-Hakeim, pose ses mains avec violence sur ses oreilles, ne supportant pas le bruit assourdissant du métro aérien. Une jeune femme, mystérieuse et élégante, passe devant lui, arrête un instant son regard sur son geste, et reprend sa course vers un immeuble, rue Jules Verne. Après avoir collecté les clefs de l’appartement qui l’a attirée jusque là, Jeanne monte et découvre l’homme du pont, Paul, dans l’appartement. Tous les deux font alors l’amour, se quittent, se retrouvent et recommencent, sur trois jours, sans se dire leurs noms, ou, des éléments de leurs vies respectives.
A l’origine du film, une réflexion de Bertolucci ; l’idée de rencontrer une femme, ni connue ni d’Ève ni d’Adam, et de partir avec elle faire l’amour dans un appartement étranger. L’anonymat comme seul vêtement, la possession comme piège à éviter, la passion comme seul moteur d’action. Dès les premiers balbutiements du film, il est décidé de le tourner à Milan. Finalement, Paris est choisie. Trente ans plus tard, Bertolucci reviendra dans la ville lumière pour y tourner The Dreamers, un autre film sur la génération soixante-huitarde cinéphile piégée sensuellement dans un lieu clos ; l’appartement – faisant office de personnage à part entière. Dès le début, Bertolucci cherche inlassablement son premier rôle masculin, et essaye d’engager Jean-Louis Trintignant, ou Alain Delon, mais ceux-ci renoncent vite, effrayés par la portée de l’histoire et son hypersexualisation. Ainsi, Bertolucci rencontre Marlon Brando, à l’époque à la dérive – après Bertolucci, il décroche son grand rôle dans The Godfather de Francis Ford Coppola. Très vite, Brando s’impliquera dans le rôle (et par extension dans le film) – peut-être plus qu’il n’aurait dû – jusqu’à l’habiter complètement et à, des années plus tard, le regretter.
Last Tango in Paris est, en dépit de son apparence simple, un film complexe, porté par de nombreuses influences – inconscientes (mythe d’Orphée) ou non, et de degrés d’analyse intéressants. Au-delà de la sexualité libre et débridée – ou même sadique et machiste – présentée dans le film qui constitue en soi une caractéristique fascinante, nous retrouvons des messages à portée politique et anti-bourgeoise (comme toujours chez Bertolucci). Dans cette analyse, nous évoquerons Last Tango in Paris comme un film qui repose sur la dynamique du choix, la réflexion métafilmique, le rapport contradictoire entre reconstruction et destruction, et la sexualité libre. Enfin, nous analyserons l’impact de « la » scène tristement célèbre du film.
Au centre de Last Tango in Paris, il y a la notion de choix. Le choix de Jeanne, personnage principal – alors que beaucoup pensent que c’est Paul – confrontée à deux hommes : Paul, le quadragénaire et Tom le jeune cinéaste. Il s’agit pour la jeune femme de choisir entre le raisonnable, le bourgeois (Tom) et le déraisonnable, l’anti-bourgeois (Paul). En cela, Bertolucci reste sur la vague de son film précédent, Le Conformiste, avec Jean-Louis Trintignant, où le personnage principal était tiraillé entre un amour « raisonnable » et attendu de lui, et, d’autre part, un amour interdit, insensé, avec, qui plus est, une femme plus âgée, qui pourrait être sa mère (la femme de son ancien professeur – lui-même figure paternelle). Notons aussi qu’en 2008, James Gray réalisait Two Lovers, où Joaquin Phoenix était entre deux amours, l’un convenable (et préférable pour lui) et l’autre déraisonnable et destructeur. En cela, Jeanne rejoint ces autres personnages : sa relation basée sur le sexe, passionnelle, fusionnelle, sans aucun attachement « rationnel » avec Paul, est absolument destructrice, et fondamentalement, étant donné la situation sociale privilégiée de la jeune femme, cette relation ne peut être qu’étonnante. Du côté de Paul, l’histoire entre les amants est vécue comme une demande incessante de renoncement pour lui, Jeanne voulant en faire un bourgeois, ce qu’il n’est pas. Or, dans le troisième acte, Paul fera ce choix, ce sacrifice, et alors, l’image du début du film (la traversée du pont) s’inversera : Jeanne se sera affranchie de sa bourgeoisie, et Paul sera devenu bourgeois, pour enfin vivre pleinement son histoire avec Jeanne ; mais pourront-ils vivre cette passion en-dehors des murs de l’appartement ?
La réflexion métafilmique se fait sur base d’une métaphore : celle du réalisateur. Tom, le petit-ami de Jeanne, joué par Jean-Pierre Léaud, est un réalisateur type « Nouvelle Vague », très allumé, qui tyrannise son actrice principale : Jeanne. En effet, dans la première scène où le cinéaste apparaît, directement après la première rencontre entre Jeanne et Paul, Jeanne arrive chercher Tom à la gare, et sans l’avoir préalablement prévenue, il la filme, à son insu, pour en faire l’héroïne d’un film qu’il tourne. Jeanne réagit très négativement, dans un premier temps, mais ensuite, elle accepte de se prêter au jeu, et en résulte la scène où elle invite Tom dans sa maison de campagne pour la filmer dans son environnement d’enfance. Tom, à l’instar de Paul – du moins pour la plus grande partie du film, est un manipulateur qui obtient ce qu’il veut de Jeanne. Le « viol » qu’il fait de Jeanne en la filmant à son insu, est d’une certaine façon un écho à « la » scène du film où Paul abuse de la jeune femme. Tom n’abuse pas sexuellement de Jeanne, mais c’est dans son intimité qu’il la bouleverse : l’intimité des souvenirs, du domicile familial, etc. En cela, Tom est le réalisateur métaphorique qui donne des ordres à son actrice, l’oblige à faire ce qu’il veut, juste pour le plaisir esthétique et narratif. Cependant, Jeanne n’aura cesse de s’affranchir de cette domination masculine tout au long du film : son image est devenue androgyne, libérée des poids des contraintes.
Pour ce rôle de Tom, Bertolucci s’est inspiré de lui-même: c’est une parodie de sa propre démarche. Mais également de celle de celui qui fut le mentor de l’italien : Jean-Luc Godard, figure de proue de la Nouvelle Vague, à l’instar de Chabrol, Truffaut (réalisateur fétiche de Jean-Pierre Léaud), Rivette, et Rohmer. Bertolucci se donne à cœur joie dans la caricature du réalisateur en faisant de Jean-Pierre Léaud un personnage assez insupportable avec ses « je le vois mon plan », et maniaque du contrôle.
Dans Last Tango in Paris, l’histoire qui relie Jeanne et Paul est à la fois une construction – une reconstruction dans le cas de Paul – et, en même temps, une destruction totale. Paul apparaît brisé, confus, perdu à cause du décès violent de son épouse. Sa rencontre hasardeuse avec Jeanne crée une autre histoire, sorte de reconstruction pour lui, qui lui permet dans une moindre mesure de régler les non-dits avec sa femme – laissés forcément en suspens éternel: en témoignent deux scènes très proches temporellement où il utilise les mêmes mots (« pig-fucker ») pour insulter Jeanne et son épouse. Sa relation avec Jeanne est en même temps une destruction : destruction de lui en tant qu’anti-bourgeois et du côté bourgeois de Jeanne, mais aussi, annihilation d’eux-mêmes en choisissant de devenir des anonymes, de refuser de se confier quoi que ce soit sur leur vies en-dehors de l’appartement. Et même dans cette construction de l’anonymat, il y a destruction à la fin, lorsque Paul décide de briser tous les interdits instaurés par lui-même, afin de devenir bourgeois et de quitter le secret, ciment de la relation.
Le choc à l’époque de la sortie du film fut tel, bien sûr, à cause de la représentation très libre de la sexualité – imaginez : des inconnus font l’amour, quelques minutes après s’être rencontrés. Pourtant, en soi, les images ne sont pas à proprement parler érotiques – encore moins pornographiques, même si Maria Schneider apparaît souvent nue, et Brando jamais (à l’exception d’une scène figée, mais sans que l’on puisse distinguer quoi que ce soit de son anatomie « intime »). De plus, Schneider est filmée « frontalement », offrant au regard du spectateur sa poitrine généreuse – Bertolucci voulait qu’elle aille se la faire diminuer – et son pubis fleuri. Dans l’appartement, Schneider est souvent nue, exposée dans son intimité aux yeux. L’autre aspect « choquant » pour l’époque est par contre, bien entendu, le fait que Schneider est âgée de dix-neuf ans, et Brando, lui, approche de la cinquantaine, ce qui induit une atmosphère un peu incestueuse – surtout que le personnage de Jeanne est en manque d’un père, ce père pouvant devenir le personnage de Paul (alors que Jeanne est pour Paul une image déformée de sa défunte femme).
S’il y a bien une scène que la plupart des gens retiennent, et qui va dans le sens du choc provoqué par la sexualité du film, c’est lorsque Paul sodomise Jeanne, malgré les protestations de cette dernière. Ce qu’il y a de dérangeant dans cette fameuse scène, c’est l’authenticité qu’elle dégage : Jeanne est plaquée sur le sol et partiellement déshabillée – en pleurs – par Paul qui tue ainsi tout l’idéal bourgeois de la jeune femme. Maria Schneider ne simule aucunement ce viol : plus tôt dans la journée du tournage, Brando et Bertolucci – en mangeant une baguette et du beurre – ont eu l’idée de la scène de viol, et, n’ont rien dit à Schneider pour pouvoir ainsi capter toute la « vérité » de cet instant. Il en a résulté un traumatisme pour Schneider, qui s’est sentie réellement violée – le viol est psychologique, elle n’a pas été réellement sodomisée, et ses « non, non » dans la scène sont en fait directement adressés à Bertolucci et Brando. Des années plus tard, dans le documentaire sur le film réalisé par Serge July, Schneider confiait que si elle avait su qu’elle pouvait refuser cette scène qui n’était pas originellement présente dans le script, elle l’aurait fait. Enfin, toujours dans ce documentaire, l’incarnation de Jeanne disait aussi, que toujours des années après le film, bon nombre de personnes, comme les serveurs dans les restaurants, rigolaient toujours en lui proposant du beurre. Pour le public français, cette scène choquait bien sûr par sa violence, mais aussi, par cette pratique très « libre » qu’était la sodomie.
Film maudit, film culte, Last Tango in Paris est un incontournable de la filmographie de Bernardo Bertolucci, parfois pour des mauvaises raisons – l’impact de la scène de sodomie, mais aussi pour les meilleures : Marlon Brando vibrant de détresse et d’ironie, Maria Schneider dans une fraîcheur décadante (juste avant The Passenger de Michelangelo Antonioni), la musique ensorcelante de Gato Barbieri, cette vision claustrophobe de Paris, Bir-Hakeim, le désespoir douloureux causé par l’irréparable, l’improbable relation entre deux mondes pas destinés à s’entrecroiser.